Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
27 décembre 2010 1 27 /12 /décembre /2010 13:10

Je suis restée seule. J'ai entendu, comme dans un songe, l'homme se lever pour aller chercher les toiles. Je regarde le tissu noir de mes sandales. Je crois que je pourrais rester des heures ainsi, perdue dans la contemplation de ce noir qui brille doucement. Ma main gauche tremble. Je m'efforce de réprimer le tremblement. Je m'efforce de savoir attendre. Ne pas penser à la peur que j'éprouve de découvrir devant lui, pour la première fois, ce que ma mère peignait.

Je pense à mon père, soudain : par quel geste insensé a-t-il pu faire disparaître toutes les toiles ? Comment a-t-il pu se tromper autant ? Fallait-il que la douleur soit si violente ? L'a-t-il regretté, après ? S'il était resté ne serait-ce qu'un tableau de ma mère à la maison, si j'avais pu, durant l'enfance, poser les yeux, chaque soir, chaque matin, sur ce tableau, ma vie aurait-elle été différente ? Mon père et moi aurions-nous su davantage nous parler ? Aurions-nous été moins maladroits l'un envers l'autre ? Aurais-je eu autant besoin de courir après ma mère ?

 

Je n'ai pas le temps de me préparer au choc : il fait un mouvement de côté pour se dégager. Le tableau apparaît devant mes yeux.

Deux visages en gros plan, comme on le dirait d'une photographie. Mes yeux fixent aussitôt le visage de la femme et, à partir de cet instant, ils ne peuvent plus s'en détacher, comme si le visage les avait happés, attrapés, et qu'autour, soudain, plus rien d'autre n'existait. Il n'y a plus que lui, ce visage que je ne connais pas, ce visage qui me regarde et fait trembler le mien, ce visage qui me paraît de plus en plus proche, comme s'il se précipitait sur moi, prêt à éclater, ce visage qui me sourit, qui ne sait rien de l'épouvante que cela représente, pour moi, de le découvrir, je ne sais pas à quoi il ressemble, il ne ressemble à rien de ce que je connais, les cheveux sont noirs, mi-longs, détachés sur les épaules, les traits sont fins, je crois que c'est une femme qui appartient à ce genre de femmes que l'on dit belles, je ne pourrais pas la décrire, je vois un front, des sourcils, des yeux, une bouche, un menton, mais tout est détaché, comme si l'ensemble ne formait pas un vrai visage, comme s'il manquait encore quelque chose, il est pourtant là, devant moi, il ne me rappelle rien, et je crois que c'est ça le plus incompréhensible, le plus terrible, il ne me rappelle rien, alors que cette femme, là, sous mes yeux, qui me sourit avec douceur, cette femme est ma mère.

 

J'aimerais me tourner vers l'homme et lui dire : "A la maison, il n'y avait pas de photos de ma mère. J'avais oublié son visage. Je le revois aujourd'hui pour la première fois."

Je ne peux pas me retourner. Je ne peux pas parler. Au visage de ma mère qui devient flou et mouvant, je comprends que je suis en train de pleurer.

 

Je revoyais mon père interrompre un geste, une action, une phrase, et restant en arrêt sur moi, sans rien dire, dans une effrayante immobilité, le regard fixe, dur, presque violent, un regard qui me faisait peur, combien de fois cela est-il arrivé, à la maison, dans un café, dans la rue, cela durait quelques secondes, une éternité, à mon tour je me figeais, le sang ne coulait plus dans mon corps, je ne comprenais pas ce qui se passait, et ne pas comprendre me faisait honte, oui, j'avais honte de moi, cela durait, cela durait, jusqu'à ce que, enfin, après un battement de paupières mon père détourne le visage et reprenne le geste, l'action, la phrase en cours, comme si rien ne s'était passé, et je restais là, tremblante, les joues en feu, incapable de penser, m'efforçant simplement de continuer, moi aussi, de continuer, pour ne pas tomber.

Comment n'ai-je jamais deviné que parfois mon père, en me regardant, revoyait ma mère ?

 

texte : Laurence Tardieu - Rêve d'amour

 
Partager cet article
Repost0

commentaires

Présentation

  • : Sans blog !?!
  • : Une quintessence de futilité ambiante avec des reminiscences variables de secousses telluriques, atmosphériques, éthyliques...
  • Contact

Recherche

Liens