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4 janvier 2011 2 04 /01 /janvier /2011 10:49

Solenn a seize ans. Elle en aura dix-sept le 11 décembre. Un anniversaire en liberté s'ils la relâchent d'ici là. Elle souffre d'anorexie mentale. Mentale, ça va avec le nom de la maladie, mais ça ne me plaît pas. Elle a la tête qu'il faut, à l'intérieur comme à l'extérieur. Elle est très belle, très blonde, très douce, très têtue, très sensible. Cette fille-là, c'est une capteuse d'ions, une éponge à émotions. Elle attrape tout ce qui passe dans l'air, et que personne n'a vu. Je la crois douée pour le bonheur, à condition que le bonheur lui ressemble.

 

Je m'assis, adossé au pilier d'un ponton ; j'écrivis le nom de Solenn sur le sable. A la même heure, on hospitalisait ma fille. A quelques minutes près, la marée allait arriver pour nettoyer tout ça. Ce prénom, ces plaies, cette douleur qui me comprimait la cage thoracique. Solenn, je t'aime, je ne veux pas qu'on t'emprisonne. J'ai fui pour ne pas voir. Pardon.

 

Morgane de toi. Une chanson de Renaud que nous écoutions à la naissance de ta sœur, il y a onze ans.

Morgane et toi. Le plus pur roman d'amour entre deux sœurs séparées pourtant de six ans. Elle tient à toi comme le rémora à sa baleine, comme la bernique à son rocher. Tu l'as adoptée d'emblée, elle t'a aimée petit à petit, jusqu'au désespoir.

 

Plus jeune, tu jouais avec elle aux poupées Barbie, qu'elle remisa peu de temps après toi. Je suis sûr que, pour elle, tu avais repoussé jusqu'à l'extrême limite l'âge de jouer à la poupée.

Quand vint pour toi le temps des sorties, des boums et des flirts, elle fut ta confidente et ton rempart. Toujours fourrée dans ta chambre et souvent dans ton lit, elle t'écoutait, te donnait ses avis de grande fille et ne laissait, à l'extérieur, rien filtrer de vos conversations. Lorsque, incongru, l'un de nous se laissait aller à une critique te concernant, ou à un simple trait d'esprit, elle montait à l'assaut comme une lionne qui défendrait ses petits. Je l'ai entendue rugir, aperçue se mordant les lèvres jusqu'au sang.

Un jour de fin d'hiver, je t'ai vue te détacher d'elle, comme de nous tous. Morgane ne dit rien, souffrit en silence.

Pendant l'été, elle se mura à son tour dans sa solitude. « Ce furent les pires vacances de ma vie », nous dit-elle plus tard. Elle essaya de te réconforter, ne supporta pas de constater que cela ne servait à rien, t'en voulut de ta prison intérieure, te reprocha, sans l'ombre d'une jalousie, d'attirer à ce point l'attention, de devenir le centre d'un cercle de famille trop chahuté.

 

Par-dessus tout, elle avait peur. De cette hospitalisation qui rôdait, que nous évoquions à mots couverts, puis plus franchement. Elle se raisonna, comprit qu'on n'allait pas te livrer menottes aux mains, entre deux gendarmes, devina qu'il n'y avait plus grand-chose d'autre à faire et, comme nous, espéra.

Jamais elle ne nous a parlé du jour de ton retour. Elle y pensait tout le temps.

Ta petite sœur t'attend, elle a grandi à pas de géant. Ses chaussures ne lui vont plus, ses jupes se font jupettes. Et puis, tout là-haut, dans sa tête, tant de cellules ont mûri. Elle mordille un peu moins ses lèvres, son front s'est bombé, son profil durci. Tous ses habits de fillette sont tombés les uns après les autres ; elle a tant d'amour en réserve. Tant d'angoisses à partager à nouveau avec toi : ses camarades, ses profs, ses devoirs, ses exigences de petite fille modèle.

Elle a besoin de toi. Rien que pour elle, reviens. Et redeviens sa meilleure amie.

L'année qui précéda ta naissance, nous eûmes et nous perdîmes une petite fille au nom moyenâgeux, Tiphaine. Je la connus très peu et je ne me le pardonnerai jamais. J'étais à Caracas lors de sa naissance, pour le vol inaugural du Concorde. Et en reportage aux Antilles, le jour de sa mort. [...]

Plus tard, il me fallut affronter le berceau vide, découvrir ce qu'était la mort subite, imaginer l'interruption du souffle dans la chambre, les hurlements de Véronique, le petit corps froid. Injurier le commissaire de police qui me faisait patienter dans un local sordide, haïr à vie le médecin légiste qui ordonna l'autopsie. Griffer l'oreiller de mes ongles dans l'attente d'un sommeil aléatoire. Détester mon absence en ces heures qui verrouillèrent la vie de ce petit être.

Je te raconte tout cela ici parce qu'un an presque jour pour jour après cette mort, tu vins au monde. Le 11 décembre 1975. Et qu'une psychanalyste m'a dit le mois dernier que très souvent, derrière chaque anorexie, il y avait une mort « mal assumée »...

Mal assumée ? Et comment ça s'assume, une mort ? En déposant un petit candélabre dans un coin de sa mémoire ? En s'asseyant sur le bord de la tombe de granit rose de Tiphaine à Trégastel, pour échanger un peu d'amour posthume, pour expier des fautes que je ne me pardonne qu'à moitié ? Ou en organisant un grand débat familial sur le sujet ?

Bien sûr, nous avons mis un mouchoir sur la blessure d'un couple, mais nous ne l'avons cachée à personne. Pas plus à toi qu'aux autres. Sa photo est sur la table de chevet de Véronique.

Tu ne l'as pas remplacée. Tu nous as aidés à revivre. Là-haut, ta sœur aînée a grandi. Je suis sûr qu'elle a envie que tu la rejoignes le plus tard possible et qu'elle te protégera encore longtemps.

 

Mon combat aujourd'hui, c'est celui que je mène contre moi-même pour comprendre le sien, la traversée de ses abîmes, le sens de ce voyage qu'elle accomplit seule, enfermée dans cette maison de verre, dans ce rêve de pureté immaculée que je voudrais tant partager avec elle.

Mon héroïne, ma drogue à moi, c'est Solenn. C'est elle qui m'aidera à vaincre. Et à mon tour, je la ferai gagner.

 

Faire semblant. Semblant de bien aller, de vivre comme les autres, ou comme l'année passée. Même quand on enrage de dire certains soirs qu'on ne pense qu'à sa fille, ou d'avouer enfin la douleur qu'on aurait tant besoin d'exorciser.

On se doit toujours de répondre « Bien » à la question « Comment vas-tu ? ». Répliquer « Pas si bien que ça », c'est déjà un aveu de faiblesse. On est là pour donner, ou pour vendre, du rêve à ceux qui nous regardent. Ils nous veulent sans souci.

Sourire donc. Face à la caméra, avec ses amis, ses collaborateurs. Leur donner du cœur à l'ouvrage. Tous ne vont pas bien non plus. Les drames qu'ils couvent sont parfois plus tragiques, moins égoïstes que cette petite douleur qui me fait du bien quand je la cajole en écrivant ces lignes.

« Comment vas-tu ? - Mal. » Le questionneur poursuit son chemin. Il s'arrête pourtant, interloqué. A-t-il vraiment entendu « Mal » ? Et que dire à quelqu'un qui se permet de tout déranger en répondant « Mal » ? La bouche reste donc entrouverte. Rien de plus ne sera échangé. Mais ça suffit comme ça. Pour une fois, on n'aura pas fait semblant.

 

« Il faut aimer, Solenn, et être aimée, à déraisonner. Il faut brûler de passion, détester l'eau calme qui croupit et écouter Boris Yasinski : 'Ne crains pas tes ennemis : au plus ils pourraient te tuer. Ne crains pas tes amis : au plus ils pourraient te trahir. Crains les indifférents, ils ne tuent ni ne trahissent, mais c'est par leur consentement silencieux que les traîtres et les assassins vivent sur cette terre. »

 

On l'a pesée. Elle a reperdu trois kilos, sous nos yeux, mais sans qu'on en voie rien. Repassée à 34. Dans une semaine, à ce rythme, elle reviendra à la case départ. 31. A nouveau la trouille de la petite boîte en sapin.

J'ai appris ça au bureau. Je ferme la porte. Je hurle.

Ça ne sert à rien. Mais qu'elle mange, la petite donzelle, qu'elle bouffe, qu'elle se bâfre, qu'elle prenne les jambes à son cou pour fuir la zone dangereuse.

Pourquoi n'ai-je rien vu à Vézelay ? Face à moi, elle me donnait tant l'impression du bonheur retrouvé. Je la voyais manger, elle devait picorer.

Pourquoi ces kilos reperdus alors que tout lui souriait ? Je n'ose pas lui téléphoner, pour ne pas la brusquer. De toute façon, elle ne doit pas connaître la réponse. Cette maladie est une saloperie.

 

Solenn s'est suicidée à l'âge de 19 ans en se jetant sous une rame de métro à la station Les Sablons à Neuilly-sur-Seine ; elle a succombé à ses blessures à l'Hôpital Beaujon. Dans une lettre d'adieux à son père, elle avait écrit « Merci pour tout mais je n'aime pas la vie. Je veux être incinérée et gardée dans une petite boîte, mais pas jetée à la mer. »

 

texte : Patrick Poivre d'Arvor - Lettres à l'absente

 

"On n’a pas le droit d’aimer sa fille comme ça."

 

 

 

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