On me demande quelquefois ce que j'aurais pu faire pour causer moins de douleur et permettre à l'amour d'exister, au lieu de le détruire, et celle qui m'en témoignait. Des amis croient me délivrer d'en répondre par l'excuse de la malchance : c'est, disent-ils, que l'objet élu ne me convenait pas, que cette femme avait quelque chose d'insupportable pour moi, et qu'il me faut seulement, sans regret et sans honte, attendre de croiser enfin celle que je vais aimer et qui va me combler. Ils louent la clarté de mon intelligence, la finesse de mes analyses, et ne doutent pas que ces qualités soient un jour reconnues par une femme capable, sans la blesser ni en être blessée, de compléter mon âme.
Ces amis se trompent, sauf sur un point : j'ai assez d'esprit, en effet, pour mesurer toute l'étendue de ma misère, et les abîmes de mon cœur. Toute la raison dont je dispose me dispense une unique leçon : c'est que cet esprit, dont on est si fier, ne sert ni à trouver le bonheur ni à en donner. La force du sentiment est un don qu'il faut demander au ciel, et la métaphysique la plus ingénieuse ne justifie pas l'homme qui, faute de le posséder, a déchiré le cœur qui l'aimait. Je hais cette faiblesse qui s'en prend toujours aux autres de sa propre impuissance, et qui ne voit pas que le mal n'est point dans ses alentours, mais qu'il est en elle. Je hais cette fatuité qui, toujours déçue de ses conquêtes et les chargeant de tous les torts, plane indestructible au-dessus des ruines, causes à l'échec de l'amour dans ma vie. Les circonstances sont pourtant bien peu de choses, le caractère est tout : c'est en vain qu'on brise avec les objets et les êtres extérieurs ; on ne saurait briser avec soi-même. On change de situation, on s'éprend d'une autre femme, mais on transporte dans chacune le tourment dont on espérait se délivrer, et comme on ne se corrige pas en se déplaçant, l'on se trouve seulement avoir ajouté des remords aux regrets et des fautes aux souffrances.
Les choses pourraient-elles en aller autrement ? Je l'ignore. Un infirme marchera-t-il à jamais ? Je connais l'étonnement douloureux avec lequel une femme s'aperçoit qu'elle n'est plus aimée, l'effroi qui la saisit quand elle se voit délaissée par celui qui jurait de l'adorer toujours ; je connais cette estime refoulée sur elle-même, et qui ne sait plus où se placer, cette défiance qui succède à une si entière confiance et qui, forcée de se diriger contre l'être qu'elle élevait au-dessus de tout, s'étend par là même au reste du monde. Que lui dire quand elle se demande quel mot, quel geste a manqué au bonheur ? Que lui répondre lorsqu'elle cherche encore des moyens d'y parvenir, et qu'elle attend de moi un signe que je ne ferai pas ?
Lumière est ce que je touche, charbon tout ce que je quitte. Il n'y a rien qui puisse être fait pour le bonheur de la vie avec des hommes tels que moi : ce qu'il faut, c'est ne pas les rencontrer.
Il semblerait que les hommes aiment les femmes absentes, silencieuses, merveilleuses, disparues, mortes. Qu'il n'aiment que de loin - loin des yeux, près du cœur ? Quand elles s'approchent, les bras leur en tombent.
Aimer une femme autrement qu'en rêve, en photo, en souvenir, en lettres d'or. L'aimer en vrai, en aimer une, l'aimer, elle. Est-ce que c'est trop demander ? Aimer une femme, est-ce que c'est possible ?
texte : Camille Laurens - Ni toi ni moi