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8 avril 2011 5 08 /04 /avril /2011 08:49

Longtemps, je me suis couché de bonne heure. Parfois, à peine ma bougie éteinte, mes yeux se fermaient si vite que je n’avais pas le temps de me dire: «Je m’endors.» Et, une demi-heure après, la pensée qu’il était temps de chercher le sommeil m’éveillait; je voulais poser le volume que je croyais avoir encore dans les mains et souffler ma lumière; je n’avais pas cessé en dormant de faire des réflexions sur ce que je venais de lire, mais ces réflexions avaient pris un tour un peu particulier; il me semblait que j’étais moi-même ce dont parlait l’ouvrage: une église, un quatuor, la rivalité de François Ier et de Charles Quint. Cette croyance survivait pendant quelques secondes à mon réveil; elle ne choquait pas ma raison mais pesait comme des écailles sur mes yeux et les empêchait de se rendre compte que le bougeoir n’était plus allumé. Puis elle commençait à me devenir inintelligible, comme après la métempsycose les pensées d’une existence antérieure; le sujet du livre se détachait de moi, j’étais libre de m’y appliquer ou non; aussitôt je recouvrais la vue et j’étais bien étonné de trouver autour de moi une obscurité, douce et reposante pour mes yeux, mais peut-être plus encore pour mon esprit, à qui elle apparaissait comme une chose sans cause, incompréhensible, comme une chose vraiment obscure. Je me demandais quelle heure il pouvait être; j’entendais le sifflement des trains qui, plus ou moins éloigné, comme le chant d’un oiseau dans une forêt, relevant les distances, me décrivait l’étendue de la campagne déserte où le voyageur se hâte vers la station prochaine; et le petit chemin qu’il suit va être gravé dans son souvenir par l’excitation qu’il doit à des lieux nouveaux, à des actes inaccoutumés, à la causerie récente et aux adieux sous la lampe étrangère qui le suivent encore dans le silence de la nuit, à la douceur prochaine du retour.

 

J’appuyais tendrement mes joues contre les belles joues de l’oreiller qui, pleines et fraîches, sont comme les joues de notre enfance. Je frottais une allumette pour regarder ma montre. Bientôt minuit. C’est l’instant où le malade, qui a été obligé de partir en voyage et a dû coucher dans un hôtel inconnu, réveillé par une crise, se réjouit en apercevant sous la porte une raie de jour. Quel bonheur c’est déjà le matin! Dans un moment les domestiques seront levés, il pourra sonner, on viendra lui porter secours. L’espérance d’être soulagé lui donne du courage pour souffrir. Justement il a cru entendre des pas; les pas se rapprochent, puis s’éloignent. Et la raie de jour qui était sous sa porte a disparu. C’est minuit; on vient d’éteindre le gaz; le dernier domestique est parti et il faudra rester toute la nuit à souffrir sans remède.

 

Je me rendormais, et parfois je n’avais plus que de courts réveils d’un instant, le temps d’entendre les craquements organiques des boiseries, d’ouvrir les yeux pour fixer le kaléidoscope de l’obscurité, de goûter grâce à une lueur momentanée de conscience le sommeil où étaient plongés les meubles, la chambre, le tout dont je n’étais qu’une petite partie et à l’insensibilité duquel je retournais vite m’unir. Ou bien en dormant j’avais rejoint sans effort un âge à jamais révolu de ma vie primitive, retrouvé telle de mes terreurs enfantines comme celle que mon grand-oncle me tirât par mes boucles et qu’avait dissipée le jour,—date pour moi d’une ère nouvelle,—où on les avait coupées. J’avais oublié cet événement pendant mon sommeil, j’en retrouvais le souvenir aussitôt que j’avais réussi à m’éveiller pour échapper aux mains de mon grand-oncle, mais par mesure de précaution j’entourais complètement ma tête de mon oreiller avant de retourner dans le monde des rêves.

 

Du côté de chez Swann - MARCEL PROUST - A la recherche du temps perdu (1913)

 

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7 avril 2011 4 07 /04 /avril /2011 07:21

Souvent le coeur qu'on croyait mort

N'est qu'un animal endormi ;

Un air qui souffle un peu plus fort

Va le réveiller à demi ;

Un rameau tombant de sa branche

Le fait bondir sur ses jarrets

Et, brillante, il voit sur les prés

Lui sourire la lune blanche.

 

Souvent le coeur qu'on croyait mort - Cécile SAUVAGE (1883-1927)

 

 

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6 avril 2011 3 06 /04 /avril /2011 07:26

Je l'ai tué, je l'ai tué !

Il tombe.

Ecoute. Une voix dans le soir a crié

Sur la mer sombre : Tu l'as tué !

 

Comment l'ai-je tué, mon dieu, de ces mains blanches

Qui n'auraient pas blessé une colombe

Ni tué une fleur ?

 

Ah ! rien ne savait qu'il vivait,

Et tout ignore qu'il n'est plus

Et l'aurore se lève encore.

 

Rien ne le pleure.

Pas un sourire de la terre

Ne s'est effacé ;

Pas une fleur, pas un rayon,

Pas une étoile de ma chanson.

 

Sans que j'y pense,

Il s'est éteint dans le silence.

 

Je l'ai tué, je l'ai tué - Charles VAN LERBERGHE (1861-1907)

 

 

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5 avril 2011 2 05 /04 /avril /2011 07:09

Une expression que nous employons tous les jours, sans même savoir quel en est le sens exact.

D'où vient l'expression : « Comment allez vous ? «

Cette expression remonte aux environs de la Renaissance et, à cette époque, elle signifiait : « Comment allez vous à la selle ? «

Car il faut savoir que la qualité des selles et des urines étaient alors extrêmement importantes étant signes de bonne ou de mauvaise santé..

Il était donc fort poli de se soucier de la forme de son interlocuteur ou de son interlocutrice, en lui demandant comment il, ou elle, avait chié le matin.

 

Imaginez si, de nos jours, nous redonnions à cette question si banale son sens d'origine?

Au bureau, le lundi matin, je m'imagine fort bien, répondant à ma collègue s'enquerrant de ma forme : « Super bien ! J'ai chié un étron tellement gros que j'ai failli le garder dans un bocal, tant il avait belle allure ! "

Ou bien : « J'ai une chiasse de daube, quand je vais aux chiottes, j'ai l'impression de faire de l'aérographe! Et toi, toujours constipée ?". Avouez que les relations d'entreprises auraient une autre qualité, plus humaine, plus conviviale.

 

Ça aurait un autre cachet que l'éternel : "Bof, comme un lundi" ou autre "Bien et toi ?"

Conclusion: Les hommes deviennent de plus en plus égocentriques et ne se soucient plus que de leur cul, en se foutant royalement de la merde des autres...!

 

- Comment allez-vous, Madame ?

- Oh oui, enculez-moi mon cher. J'avais justement envie de faire caca... 

 

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4 avril 2011 1 04 /04 /avril /2011 07:37

Une femme est l'amour, la gloire et l'espérance ;

Aux enfants qu'elle guide, à l'homme consolé,

Elle élève le coeur et calme la souffrance,

Comme un esprit des cieux sur la terre exilé.

 

Courbé par le travail ou par la destinée,

L'homme à sa voix s'élève et son front s'éclaircit ;

Toujours impatient dans sa course bornée,

Un sourire le dompte et son coeur s'adoucit.

 

Dans ce siècle de fer la gloire est incertaine :

Bien longtemps à l'attendre il faut se résigner.

Mais qui n'aimerait pas, dans sa grâce sereine,

La beauté qui la donne ou qui la fait gagner ? 

 

Une femme est l'amour - Gérard de NERVAL (1808-1855)

 

 

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3 avril 2011 7 03 /04 /avril /2011 16:29

«Les filles c'est comme ça, même si elles sont plutôt moches, même si elles sont plutôt connes, chaque fois qu'elles font quelque chose de chouette on tombe à moitié amoureux d'elles.»

 

«Les gens qui pleurent à s'en fondre les yeux en regardant un film à la guimauve, neuf fois sur dix ils ont pas de coeur.»

 

«C'est marrant, suffit de s'arranger pour que quelqu'un pige rien à ce qu'on lui dit et on obtient pratiquement tout ce qu'on veut.»

 

"La vie est un jeu mon garçon. (…)

- (…) Un jeu, mon cul. Drôle de jeu. Si on est du côté où sont les cracks, alors oui, d’accord, je veux bien, c’est un jeu. Mais si on est dans l’autre camp, celui des pauvres types, alors en quoi c’est un jeu ? C’est plus rien. Y’a plus de jeu."

 

[ J. D. Salinger ] - Extrait de L’Attrape-coeurs 

 

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3 avril 2011 7 03 /04 /avril /2011 09:18

Si vous avez réellement envie d'entendre cette histoire, la première chose que vous voudrez sans doute savoir c'est où je suis né, ce que fut mon enfance pourrie, et ce que faisaient mes parents et tout avant de m'avoir, enfin toute cette salade à la David Copperfield, mais à vous parler franchement, je ne me sens guère disposé à entrer dans tout ça. En premier lieu, ce genre de truc m'ennuie, et puis mes parents piqueraient une crise de nerfs si je racontais quelque chose de gentiment personnel à leur sujet. Ils sont très susceptibles là-dessus, surtout mon père. Ils sont gentils et tout - je ne dis pas - mais ils sont quand même bougrement susceptibles. D'ailleurs, je ne vais pas vous faire entièrement ma saleté d'autobiographie ni rien. Je vais seulement vous parler de ce truc idiot qui m'est arrivé au dernier Noël, juste avant que je tombe malade et qu'on m'envoie ici pour me retaper.


L'attrape coeurs - J.D. Salinger

 

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2 avril 2011 6 02 /04 /avril /2011 14:14

J'arrivai au rendez-vous en avance. Je m'assis donc dans le hall, sur une de ces banquettes de cuir près de l'horloge et guettai les filles qui arrivaient. Beaucoup d'écoles étaient déjà en vacances et il y avait près d'un million de filles, assises ou debout, un peu partout, qui attendaient que leurs rancards veuillent bien se montrer. Des filles aux jambes croisées, des filles aux jambes non croisées, des filles aux jambes terribles, des filles aux jambes moches, des filles qui avaient l'air d'êtres de gentilles filles, des filles qui, sans doute, étaient des chiennes pour qui les connaissait. Vrai, c'était un joli spectacle, si vous voyez ce que je veux dire. En un sens aussi, c'était comme qui dirait déprimant car vous ne cessiez de vous demander ce que diable il leur arriverait à toutes. Quand elles sortiraient des écoles et des collèges, je veux dire. Vous vous disiez que la plupart d'entre elles, probablement, se marieraient avec des abrutis. Des types qui sont toujours en train de parler du nombre de kilomètres qu'ils font au litre avec leurs saletés de voitures. Des types qui se mettent dans des colères du diable et agissent comme des enfants si vous les battez au golf, ou même tout simplement à quelque jeu idiot comme le ping-pong. Des types absolument nuls. Des types qui n'ont jamais lu un livre. Des types très ennuyeux. Mais je dois me surveiller à ce sujet. Je veux dire quand j'appelle raseurs certains types. Y a pas d'erreur, je ne comprends pas les types ennuyeux. A Elkton Hills, j'ai partagé une chambre pendant deux mois avec ce garçon, Harris Macklin. Il était très intelligent et tout, mais c'était l'un des plus grands raseurs que j'aie jamais rencontrés. Il avait une de ces voix très râpeuses, et il ne s'arrêtait pratiquement jamais de parler. Il ne s'arrêtait jamais de parler et ce qui était terrible, c'est qu'il ne disait jamais rien qui vous intéressait. Mais il était doué pour une chose. Cet enfant de salaud sifflait mieux que n'importe qui que j'aie entendu. Il faisait son lit, ou il accrochait ses affaires dans le placard - il était toujours en train d'accrocher ses affaires dans le placard - ça me rendait maboul - et en faisant ça, il sifflait, s'il n'était pas en train de parler de cette voix râpeuse. Il savait même siffler des machins classiques, mais la plupart du temps, il sifflait du jazz. Il prenait quelque chose de très hot, comme Tin Roof Blues, et il le sifflait si bien et si tranquillement - tout en accrochant ses affaires dans le placard - que ça pouvait vous tuer. Naturellement, je ne lui ai jamais dit que je trouvais que c'était un siffleur terrible. Je veux dire, vous ne pouvez pas tout bonnement tomber sur quelqu'un et lui dire: «Tu es un siffleur terrible.» Mais si nous avons partagé la même chambre durant deux mois entiers, alors qu'il m'ennuyait au point de me rendre à moitié dingo, c'est tout simplement que c'était un si terrible siffleur, le meilleur que j'aie jamais entendu. Aussi, pour les raseurs, je ne sais pas. Peut-être ne faut-il pas trop vous en faire si vous voyez quelque gentille fille se marier avec eux. Ils ne font de mal à personne, pour la plupart, et peut-être sont-ils secrètement des siffleurs terribles ou je ne sais quoi. Qui diable le sait? Pas moi.

Finalement, je vis Vieille Sally monter les escaliers, et je descendis à sa rencontre. Y a pas d'erreur, elle avait une allure terrible. Elle portait ce manteau noir et cette sorte de béret noir. Elle ne portait presque jamais de chapeau, mais ce béret était joli. Le plus drôle, c'est qu'il me prit envie de l'épouser à l'instant où je la vis. Je suis cinglé. Je ne pouvais même pas dire que je l'aimais bien, et pourtant, tout d'un coup, j'eus l'impression d'être amoureux d'elle et de désirer l'épouser. Dieu me damne si je mens, je suis cinglé. Je l'avoue.

- Holden! dit-elle. C'est merveilleux de te voir. Ça fait des siècles.

Elle avait une de ces voix très criardes, très embarrassantes, quand vous la retrouviez quelque part. On la lui pardonnait parce qu'elle était si sacrément belle, mais ça me faisait toujours mal aux fesses.

- Je suis content de te voir, dis-je.

Je le pensais aussi.

- Comment vas-tu?

- A merveille, absolument. Je suis en retard?

Je lui dis que non, mais elle était en retard d'une dizaine de minutes, en fait. Je m'en fichais, d'ailleurs. Tout ce baratin qu'ils font en dessins humoristiques dans le Saturday Evening Post et tout, et qui montre des types au coin des rues qui ont l'air d'être dans une colère du diable parce que leur petite amie est en retard - quelle blague. Si une fille est chouette quand elle vous retrouve, qui se fait des cheveux parce qu'elle est en retard? Personne.

- Nous ferions bien de nous grouiller, dis-je. La représentation commence à deux heures et demie.

Nous descendîmes les escaliers qui mènent à la station de taxis.

- Qu'est-ce que nous allons voir? dit-elle.

- Je ne sais pas. Les Lunts. C'est tout ce que j'ai pu avoir comme billets.

- Les Lunts? Oh, merveilleux!

Je vous disais qu'elle serait folle en apprenant que j'avais des billets pour les Lunts.

Nous nous amusâmes un peu dans le taxi qui nous emmenait au théâtre. D'abord, elle ne voulait pas, parce qu'elle avait son rouge à lèvres et tout, mais je me fis séduisant en diable et elle n'eut pas d'alternative. Deux fois, la saleté de taxi stoppa net en plein trafic et je faillis tomber du siège. Je vous jure, ces satanés chauffeurs ne regardent jamais où ils vont. Et puis, juste pour montrer combien j'étais cinglé, au sortir de cette grande embrassade, je lui dis que je l'aimais et tout. C'était un mensonge, bien sûr, mais le fait est, j'étais sincère au moment où je le lui dis. Je suis dingo. Dieu me damne si je mens, je le suis.

- Oh, mon chéri, dit-elle. Je t'aime, moi aussi.

Et puis, sans même prendre le temps de respirer, elle dit:

- Promets-moi que tu vas laisser pousser tes cheveux. Les cheveux courts ça fait cloche. Et tes cheveux sont tellement adorables.

Adorables, mes fesses.

Le spectacle n'était pas aussi mauvais que quelques autres que j'avais vus. C'était du genre merdeux pourtant. C'était sur les cinq cent mille ans de la vie d'un de ces couples. Ça commence quand ils sont jeunes et tout, et les parents de la fille ne veulent pas qu'elle épouse le garçon, mais elle l'épouse quand même. Ensuite, ils deviennent de plus en plus vieux. Le mari part à la guerre, et la femme a ce frère qui est un soulard. Ça n'arrivait pas à m'intéresser vraiment. Je veux dire, je ne faisais pas tellement attention quand quelqu'un de la famille mourait ou quelque chose. Ils n'étaient tous qu'une bande d'acteurs. Le mari et la femme étaient un vieux couple assez gentil - très spirituel et tout - mais ils ne parvinrent pas à m'intéresser tellement. Pour une chose, ils passèrent leur temps à boire du thé ou quelque saleté de truc durant toute la pièce. Chaque fois que vous les voyiez, un domestique posait le thé devant eux ou la femme le servait à quelqu'un. Et il y avait toujours quelqu'un qui arrivait ou s'en allait - ça vous donnait le vertige de voir les gens s'asseoir et se lever. Alfred Lunt et Lynn Fontanne étaient le vieux couple et ils étaient excellents, mais ils ne me plurent pas beaucoup. Ils étaient d'une espèce bizarre, pourtant, si je puis dire. Ils n'agissaient pas comme les gens, et ils n'agissaient pas comme les acteurs. C'est difficile à expliquer. Ils agissaient plutôt comme s'ils savaient qu'ils étaient des célébrités et tout. Je veux dire, ils étaient bons, mais ils étaient trop bons. Quand l'un d'eux avait fini sa tirade, l'autre disait aussitôt quelque chose, très vite. Ça voulait être comme les gens parlent en réalité, en s'interrompant et tout. L'ennui c'est que c'était trop comme les gens parlent et s'interrompent. Ils jouaient la comédie un petit peu comme Vieil Ernie, en bas au Village, joue du piano. Si vous faites trop bien quelque chose, après un moment, si vous ne vous surveillez pas, vous vous mettez à parader. Et alors, vous n'êtes plus aussi bon. Mais quand même, c'étaient les seuls dans le spectacle - les Lunts, je veux dire - qui avaient l'air d'avoir un peu de jugeote. Je dois l'admettre.

A la fin du premier acte, nous sortîmes avec tous les autres cornichons pour fumer une cigarette. Quelle foule il y avait. Vous n'avez jamais vu autant d'imbéciles de votre vie. Ils fumaient tous comme des sapeurs et parlaient de la pièce de manière que tout le monde pût les entendre et savoir combien ils étaient pertinents. Je ne sais quel stupide acteur de cinéma se tenait près de nous, fumant une cigarette. Je ne me rappelle pas son nom, mais il joue toujours le rôle d'un type, dans les films de guerre, qui a la trouille jusqu'à ce que ce soit son tour d'atteindre la gloire. Il était avec une magnifique blonde, et tous les deux s'efforçaient de paraître très blasés et tout, comme s'ils ne remarquaient même pas que les gens les regardaient. D'une modestie infernale. Ça m'emballa. Vieille Sally ne parlait pas beaucoup, sauf pour dire qu'elle raffolait des Lunts, car elle était occupée à bader et à faire du charme. Puis, tout à coup, elle aperçut quelque cornichon qu'elle connaissait, de l'autre côté du hall. Un type dans un de ces pantalons de flanelle gris très sombre et un de ces vestons à carreaux. Strictement Yvy League. Grosse affaire. Il fumait, appuyé contre le mur, et semblait s'ennuyer à mourir. Vieille Sally ne cessait de répéter: «J'ai vu ce garçon quelque part.» Elle connaissait toujours quelqu'un où que vous l'ameniez, ou elle se l'imaginait. Elle me répéta ça jusqu'à ce que ça me tape sur le système et que je lui dise: «Mais va l'embrasser de tout cœur, si tu le connais. Il aimera beaucoup ça.» Ça la rendit furieuse. Le cornichon finit pourtant par la remarquer. Il s'approcha et lui dit bonjour. Il aurait fallu que vous voyiez la manière dont ils se disaient bonjour. Vous auriez pensé qu'ils ne s'étaient pas vus depuis vingt ans. Vous auriez pensé qu'ils avaient pris leurs bains dans la même baignoire ou je ne sais quoi, quand ils étaient tout gosses. Vieux p'tits potes. C'était nauséabond. Le plus drôle, c'est qu'ils ne s'étaient probablement rencontrés qu'une fois, à quelque stupide partouze. Finalement, quand ils eurent bavé tout leur saoul, Vieille Sally nous présenta. Son nom était George quelque chose - je ne me rappelle même pas - et il allait à Andover. Grosse, grosse affaire. Il aurait fallu que vous le voyiez quand Vieille Sally lui demanda s'il avait aimé la pièce. Il était du genre de cruches qui ont besoin de se donner de l'espace pour répondre à la question de quelqu'un. Il fit un pas en arrière et marcha en plein sur le pied d'une dame qui était derrière lui. Il lui brisa probablement tous ses orteils. Il dit que la pièce elle-même n'était pas une pièce maîtresse, mais que les Lunts, bien entendu, étaient des anges, absolument. Des anges. Bonté divine. Des anges. Ça me tua. Ensuite, lui et Vieille Sally se mirent à parler d'un tas de gens qu'ils connaissaient tous les deux. C'était la conversation la plus imbécile que vous ayez jamais entendue de votre vie. Ils pensaient tous les deux aussi vite que possible à des endroits, et puis ils pensaient à quelqu'un qui habitait là et ils mentionnaient son nom. Vrai, j'étais prêt à vomir au moment d'aller nous rasseoir. Et puis, pendant le second entracte, ils continuèrent leur saleté de conversation ennuyeuse.

C'était à celui des deux qui penserait au plus d'endroits et au plus de noms de gens qui y vivaient. Le pire, c'est que le cornichon avait une de ces stupides voix d'Ivy League, une de ces voix très fatiguées, très snobinardes. Il avait tout à fait l'air d'une fille. Il n'hésitait pas à faire du plat à mon rancard, le salaud. Je crus même une minute qu'il allait entrer dans la saleté de taxi avec nous, quand le spectacle fut terminé, car il nous accompagna deux pâtés de maisons, mais il devait retrouver une bande d'abrutis pour prendre un verre, à ce qu'il dit. Je pouvais les voir, tous assis en rond dans quelque bar, avec leurs saletés de vestons à carreaux, critiquant spectacles, livres et femmes de ces voix snobinardes et fatiguées. Ils me tuent, ces types. Je détestais Vieille Sally, pour ainsi dire, au moment où nous montâmes dans le taxi, après avoir écouté ce salaud d'Andover pendant dix heures. Vrai, j'étais tout prêt à la ramener chez elle et tout, mais elle dit:

- J'ai une merveilleuse idée!

Elle avait toujours une merveilleuse idée.

- Ecoute, dit-elle. A quelle heure faut-il que tu sois à la maison, pour dîner? Je veux dire, tu es terriblement pressé ou quelque chose? Tu dois rentrer à une heure particulière?

- Moi? Non. Je n'ai pas d'heure particulière, dis-je.

Le mot le plus vrai que j'aie jamais dit, mon vieux.

- Pourquoi?

- Allons au patin sur glace à Radio City!

C'était le genre d'idée qu'elle avait toujours.

- Au patin sur glace à Radio City? Tu veux dire maintenant?

- Rien qu'une heure, pas plus. Tu ne veux pas? Si tu ne veux pas...

- Je n'ai pas dit que je ne voulais pas, dis-je. Bien sûr. Si tu veux.

- Vraiment? Ne dis pas oui si tu n'en as pas envie. Je t'assure que ça m'est égal, de toute manière.

Mon œil, ça lui était égal.

- On peut louer ces adorables petites jupes de patinage, dit Vieille Sally. Jeannette Cultz en a loué une la semaine dernière.

Voilà pourquoi ça l'emballait tant d'y aller. Elle voulait se voir dans une de ces petites jupes qui leur couvrent à peine les fesses et tout.

Nous y allâmes donc, et après nous avoir donné nos patins, ils donnèrent à Sally ce petit bout froncé de robe bleu à porter. Vrai, ça lui allait sacrément bien, d'ailleurs. Je dois l'admettre. Et ne croyez pas qu'elle l'ignorait. Elle ne cessait de marcher devant moi pour que je puisse voir combien son petit cul était spirituel. Il était assez spirituel, d'ailleurs. Je dois l'admettre.

Le plus drôle, cependant, c'est que nous étions les plus lamentables patineurs de toute la saleté de piste. Je dis bien les plus lamentables. Et il y avait quelques lulus pourtant. Les chevilles de Vieille Sally fléchissaient jusqu'à se coucher pratiquement sur la glace. Non seulement elles lui donnaient un air complètement idiot, mais elles lui faisaient probablement un mal de chien. Je sentais les miennes. Les miennes me tuaient. Nous devions avoir l'air superbe. Et le pire, c'est qu'il y avait près de deux cents badauds qui n'avaient rien de mieux à faire que de se tenir autour de la piste et de regarder ceux qui se flanquaient par terre.

- Tu ne voudrais pas aller t'asseoir à l'intérieur et prendre un verre ou quelque chose, lui dis-je finalement.

- C'est la plus merveilleuse idée que tu aies eue de toute la journée, dit-elle.

Elle se tuait. C'était inhumain. Vrai, j'étais désolé pour elle.

Nous enlevâmes nos saletés de patins et entrâmes dans ce bar où vous pouvez, en chaussettes, prendre un verre et observer les patineurs. Aussitôt que nous fûmes assis, Vieille Sally ôta ses gants et je lui donnai une cigarette. Elle n'avait pas l'air content. Le garçon arriva, et je commandai un coca pour elle - elle ne buvait pas - et un whisky-soda pour moi, mais ce fils de pute refusa de m'en apporter un, et je pris un coca moi aussi. Puis je me mis à craquer des allumettes. Je n'arrête pas de faire ça quand je suis d'une certaine humeur. Je les laisse brûler jusqu'à ce que je ne puisse plus les tenir et je les jette dans le cendrier. C'est une manie.

Et puis, tout à coup, rompant le charme, Vieille Sally dit:

- Ecoute, il faut que je sache. Oui ou non, est-ce que tu viens m'aider pour mon arbre de Noël? Il faut que je sache.

L'énervement causé par ses chevilles, quand elle patinait, durait encore.

- Je t'ai écrit que je viendrais. Tu m'as demandé ça au moins vingt fois. Bien sûr que je viendrai.

- Je veux dire, il faut que je sache, dit-elle.

Elle se mit à jeter les yeux dans tous les coins de la pourriture de salle.

Brusquement, je m'arrêtai de craquer des allumettes et me penchai vers elle par-dessus la table. Un tas de choses me venaient à l'esprit.

- Eh, Sally, dis-je.

- Quoi?

Elle regardait une fille de l'autre côté de la salle.

- Ça ne t'arrive jamais d'en avoir par-dessus la tête? dis-je. Je veux dire, ça ne t'arrive jamais d'avoir peur que tout devienne moche si tu ne fais pas quelque chose? Je veux dire, tu aimes l'école et toutes ces sornettes?

- C'est terriblement rasoir.

- Je veux dire, est-ce que tu détestes ça? Je sais que c'est terriblement rasoir, mais est-ce que tu le détestes? Voilà ce que je veux dire.

- Eh bien, pas exactement, je ne le déteste pas. Il faut toujours que tu...

- Eh bien, moi je déteste ça, dis-je. Mon vieux, ce que je peux le détester. Mais il n'y a pas que ça. C'est tout. Je déteste habiter New York et tout. Les taxis, et les bus de Madison Avenue, avec les chauffeurs et tout qui sont toujours en train de te gueuler de descendre par l'arrière, et puis d'être présenté à des cornichons qui appellent les Lunts des anges, et de monter et de descendre dans des ascenseurs quand tout ce que tu veux c'est en sortir, et les gars qui te tirent tout le temps par les pantalons à Brooks, et les gens qui...

- Ne crie pas, je t'en prie, dit Vieille Sally.

Ce qui était vraiment marrant, car je ne criais même pas.

- Prends les voitures, dis-je.

Je dis ça de cette voix très calme.

- Prends la plupart des gens, ils sont fous de voitures. Ils prennent bien soin de ne pas leur faire la moindre égratignure, et ils sont toujours en train de te parler du nombre de kilomètres qu'ils font au litre, et en achetant une nouvelle marque de voiture, ils se mettent déjà à penser à l'échanger contre une encore plus nouvelle. Je déteste même les vieilles voitures. Je veux dire, elles ne m'intéressent pas. J'aimerais mieux avoir une saleté de cheval. Un cheval, c'est humain, au moins, cré bon Dieu. Un cheval, tu peux au moins...

- Je ne comprends même pas de quoi tu parles, dit Vieille Sally. Tu sautes d'une...

- Tu veux savoir une chose, dis-je. Tu es probablement la seule raison pour laquelle je suis à New York, en ce moment, et pas ailleurs. Si tu n'étais pas là, je serais probablement quelque part au diable. Dans les bois ou dans quelque saleté d'endroit. Tu es la seule raison pour laquelle je suis ici, pratiquement.

- Tu es gentil, dit-elle.

Mais vous pouviez dire qu'elle voulait détourner la satanée conversation.

- Il faudrait que tu ailles dans une école de garçons, une fois. Essaie une fois, dis-je. C'est plein d'abrutis et tout ce que tu dois faire, c'est en apprendre assez pour être capable d'acheter une saleté de Cadillac, un de ces jours, et faire semblant d'avoir une peine effroyable quand l'équipe de football perd un match, et tout ce que tu y fais, c'est de parler des filles, de l'alcool et du sexe à longueur de journée, et tout le monde se tient les coudes dans ces saletés de petites cliques. Les gars qui sont dans l'équipe de basket-ball marchent ensemble, les catholiques marchent ensemble, les saletés d'intellectuels marchent ensemble, les types qui jouent au bridge marchent ensemble. Même les types qui sont abonnés à la saleté de Club du Livre du Mois marchent ensemble. Si tu essaies d'avoir une intelligente petite...

- Maintenant, écoute, dit Vieille Sally. Beaucoup de garçons retirent de l'école autre chose que ça.

- Je suis d'accord. Je suis d'accord, quelques-uns d'entre eux. Mais voilà tout ce que j'en retire, moi. Tu vois. Voilà le point où j'en suis. Voilà exactement la saleté de point où j'en suis, dis-je. Je ne peux rien retirer de rien. Je suis en mauvais état. Je suis dans un état pourri.

- Ça ne fait pas de doute.

Alors, tout à coup, j'eus cette idée:

- Ecoute, dis-je. Voilà mon avis. Tu n'aimerais pas ficher le camp d'ici? J'ai une idée. Je connais un type dans Greenwich Village qui pourrait nous prêter sa voiture pour une ou deux semaines. Il allait à la même école que moi et il me doit encore dix dollars. Ce que nous pourrions faire, nous pourrions partir demain matin dans le Massachusetts et le Vermont, et tous les environs, tu vois. Vrai, c'est beau comme l'enfer, là-bas.

Je m'emballais de plus en plus à mesure que j'y pensais, et je me penchai et pris la saleté de main de Vieille Sally. Quel satané dingo j'étais.

- Sans blague, dis-je. J'ai près de cent quatre-vingts dollars en banque. Je pourrais les retirer quand ça ouvrira, demain matin, et puis j'irais en bas et je prendrais la voiture de ce type. Sans blague. Nous irions habiter dans ces villages de cabanes ou un machin comme ça jusqu'à ce qu'il n'y ait plus de fric, et puis quand il n'y aurait plus de fric je pourrais trouver du boulot et nous pourrions vivre quelque part avec un ruisseau et tout, et plus tard, nous pourrions nous marier ou quelque chose. J'abattrais tout notre bois en hiver et tout. Dieu tout-puissant, nous pourrions avoir une vie terrible! Qu'est-ce que tu en dis? Allons! Qu'est-ce que tu en dis? Tu veux faire ça avec moi? Je t'en prie!

- On ne peut tout de même pas faire une chose pareille, dit Vieille Sally.

Elle semblait furieuse comme tout.

- Pourquoi pas? Bon sang, pourquoi pas?

- Cesse de crier, je t'en prie, dit-elle.

Ce qui était de la salade car je ne criais même pas.

- Pourquoi on peut pas? Pourquoi pas?

- Parce qu'on ne peut pas, c'est tout. D'abord, nous sommes pratiquement des enfants. Et tu ne t'es jamais arrêté à penser à ce que tu ferais si tu ne trouvais pas de boulot quand ton argent serait parti. On mourrait de faim. Tout ça est si fantasque que ce n'est même pas...

- Ce n'est pas fantasque. Je trouverai du boulot. Ne te fais pas de souci pour ça. Tu n'as pas à te faire de souci pour ça. Qu'est-ce qu'il y a? Tu ne veux pas venir avec moi? Dis-le, alors, si tu ne veux pas.

- Ce n'est pas ça. Ce n'est pas ça du tout, dit Vieille Sally.

Je commençais à la détester en un sens.

- Nous avons tout le temps de faire ces choses, toutes ces choses. Je veux dire, à ta sortie du collège et tout, et si nous devions nous marier et tout. Il y aura un tas d'endroits merveilleux où aller...

- Non, il n'y en aurait pas. Non, il n'y aurait pas du tout d'endroits où aller.

Je recommençais à avoir un cafard du diable.

 

The Catcher in the Rye - J.D. Salinger (1951)

 

 

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2 avril 2011 6 02 /04 /avril /2011 08:28

Le bonheur est mélancolique.

Le cri des plus joyeux oiseaux

Paraît lointain comme de l'eau

Où se noierait une musique.

 

À l'oeil qui s'en repaît longtemps

La couleur des fleurs est moins fraîche ;

L'herbe a parfois l'air d'être sèche

Sur le sein même du printemps.

 

L'allégresse comme un mensonge

Hausse sa note d'un degré

Et l'angoisse au coeur se prolonge

Sous un jour trop longtemps doré. 

 

Le bonheur est mélancolique - Cécile SAUVAGE (1883-1927)

 

 

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1 avril 2011 5 01 /04 /avril /2011 07:56

Ce soir au bar de la gare

Igor hagard est noir

Il n'arrête guère de boire

Car sa Katia, sa jolie Katia

Vient de le quitter

Sa Katie l'a quitté

Il a fait chou-blanc

Ce grand-duc avec ses trucs

Ses astuces, ses ruses de Russe blanc

Ma tactique était toc

Dit Igor qui s'endort

Ivre mort au comptoir du bar

Un Russe blanc qui est noir

Quel bizarre hasard se marrent

Les fêtards paillards du bar

Car encore Igor y dort

Mais près d'son oreille

Merveille un réveil vermeil

Lui prodigue des conseils

Pendant son sommeil

Tic-tac tic-tac

Ta Katie t'a quitté

Tic-tac tic-tac

Ta Katie t'a quitté

Tic-tac tic-tac

T'es cocu qu'attends-tu ?

Cuite-toi t'es cocu

T'as qu'à, t'as qu'à t'cuiter

Et quitter ton quartier

Ta Katie t'a quitté

Ta tactique était toc

Ta tactique était toc

Ta Katie t'a quitté

Ote ta toque et troque

Ton tricot tout crotté

Et ta croûte au couteau

Qu'on t'a tant attaqué

Contre un tacot coté

Quatre écus tout comptés

Et quitte ton quartier

Ta Katie t'a quitté

Ta Katie t'a quitté

Ta Katie t'a quitté

Ta Katie t'a quitté

Tout à côté

Des catins décaties

Taquinaient un cocker coquin

Et d'étiques coquettes

Tout en tricotant

Caquetaient et discutaient et critiquaient

Un comte toqué

Qui comptait en tiquant

Tout un tas de tickets de quai

Quand tout à coup

Tic-tac-tic driiiing !

Au matin quel réveil

Mâtin quel réveil-matin

S'écrie le russe blanc de peur

Pour une sonnerie

C'est une belle sonnerie.

 

 

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  • : Une quintessence de futilité ambiante avec des reminiscences variables de secousses telluriques, atmosphériques, éthyliques...
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