Ô Beauté nue,
Les oiseaux volent dans le calme
Où la digitale remue,
Où la fougère aux fines palmes
Est encor d'un vert tendre au pied de l'aulne obscur.
Une molle buée enveloppe l'azur,
Allège les lointains, les arbres, les maisons,
Noie à demi la ferme et le dormant gazon
Et fait de la montagne une ombre aux lignes pures.
Pas un souffle, pas un soupir, pas un murmure,
Tu rêves. Le vallon s'apaise solitaire
Dans l'ombre et le repos qui caressent la terre ;
Tu rêves et la terre est faite de ton rêve
Et ta forme à jamais se répand et s'élève
Et semble s'allonger sur les espaces bleus,
Ton corps limpide et clair flottant au-dessus d'eux,
Avec tes nobles bras entr'ouverts et ta tête
S'appuyant sur les monts indolente et muette.
Les rochers et les bois dorment sous ta grande ombre
D'un sommeil plus divin,
Car pâle elle s'étend, épure et rend moins sombre
Le rêve des lointains.
L'univers à demi dans la brume tranquille
Élève les sommets et les fumeuses villes
Où passent les humains,
Et c'est dans une vaste et pensive harmonie
Que répond longuement à ta mélancolie
La courbe des confins.
Ô Beauté nue - Cécile SAUVAGE (1883-1927)
Splendeur excessive, implacable,
Ô beauté, que tu me fais mal !
Ton essence incommunicable,
Au lieu de m'assouvir, m'accable :
On n'absorbe pas l'idéal.
L'éternel féminin m'attire,
Mais je ne sais comment l'aimer.
Beauté, te voir n'est qu'un martyre,
Te désirer n'est qu'un délire,
Tu n'offres que pour affamer !
Je porte envie au statuaire
Qui t'admire sans âcre amour,
Comme sur le lit mortuaire
Un corps de vierge, où le suaire
Sanctifie un parfait contour.
Il voit, comme de blanches ailes
S'abattant sur un colombier,
les formes des vivants modèles,
A l'appel du ciseau fidèles,
Couvrir le marbre familier ;
Il les choisit, il les assemble,
Tel qu'un lutteur, toujours debout,
Et quand l'ébauche te ressemble,
D'aucun désir sa main ne tremble,
Car il est ton prêtre avant tout.
Calme, la prunelle épurée
Au soleil austère de l'art,
Dans la pierre transfigurée
Il juge l'oeuvre et sa durée,
D'un incorruptible regard ;
Mais, quand malgré soi l'on regarde
Une femme en ce spectre blanc,
A lui parler l'on se hasarde,
Et bientôt, sans y prendre garde,
Dans la pierre on coule du sang !
On appuie, en rêve, sur elle
Les lèvres pour les apaiser,
Mais, amante surnaturelle,
Tu dédaignes cet amant frêle,
Tu ne lui rends pas son baiser. [...]
La beauté - René-François SULLY PRUDHOMME (1839-1907)
Quand on est très amoureux
Quand on est très amoureux
C'est plaisant de regarder
d'autres couples s'engueuler
Quand on est moins amoureux
Quand on est moins amoureux
C'est énervant de croiser
des couples très amoureux
Quand on est très amoureux
Quand on est très amoureux
On pourrait se contenter
De quelques mètres carré
Quand on est moins amoureux
Quand on est moins amoureux
C'est bon de se rappeler
Qu'on peut dormir à côté
Quand on est très amoureux
Quand on est très amoureux
Il n'y a que l'être aimé
Digne d'être regardé
Quand on est moins amoureux
Quand on est moins amoureux
Il faut rien exagérer
On va pas s'crever les yeux
Quand on est très passionné
Quand on est très passionné
On s'aime d'un petit rien
On est bête on est si bien
Quand on est moins passionné
Quand on est moins passionné
Il se peut qu'on se dise "Tiens,
C'est drôle ça m'fait plus marrer"
Quand on est très passionné
Quand on est très passionné
On vénère son odeur
On respire sa sueur
Quand on est moins passionné
Quand on est moins passionné
On peut parfois prendre peur
Car le corps a ses horreurs
Quand on est très passionné
Quand on est très passionné
On adore absolument
On adule entièrement
Quand on est moins passionné
Quand on est moins passionné
On peut penser "c'est marrant
ça je l'avais pas remarqué"
Mais ceux qui s'aiment
Restent pour toi
On dirait même
Qu'ils ne se lassent pas
Quand on est très amoureux
Quand on est très amoureux
On peut tout abandonner
Pour l'amour de sa moitié
Quand on est moins amoureux
Quand on est moins amoureux
On préfère y regarder
À deux fois c'est plus sérieux
Quand on est très amoureux
Quand on est très amoureux
On se mange dans la main
Même si on a jamais faim
Quand on est moins amoureux
Quand on est moins amoureux
la fringale qui revient
Nous rammène à nos instincts
Quand on est très amoureux
Quand on est très amoureux
C'est plaisant de regarder
d'autres couples s'engueler
Quand on est moins amoureux
Quand on est moins amoureux
C'est énervant de croiser
des couples très amoureux
Et moi qui t'aime
Avec tout ça
On dirait même
Que je me lasse pas...
La lune est d'argent sous les arbres roses,
Des fruits fabuleux font plier les branches
Et voici neiger des floraisons blanches. -
Un follet s'enfuit par l'ombre morose.
Tes yeux fous, ce sont des enfants perdus
Que séduit l'ardeur des fruits défendus ;
Tes yeux d'or ce sont des enfants pervers
Curieux d'amour et de pommes vertes ;
Je vois, dans tes yeux, ton âme entrouverte,
Je vois, dans ton âme, une fleur d'enfer.
Arrêtons-nous : la nuit verse sur nos deux têtes
Une onde caressante où flottent des rayons
Et le ciel semble un dieu tremblant vers des conquêtes :
Cueillons la nuit, l'Extase et l'Exaltation...
Donne-moi tes yeux, donne-moi tes seins -
Nous avons chassé le songe assassin.
La lune est d'argent sous les arbres roses - Adolphe RETTÉ (1863-1930)
Voilà que je me sens plus proche encor des choses.
Je sais quel long travail tient l'ovaire des roses,
Comment la sauterelle au creux des rochers bleus
Appelle le soleil pour caresser ses neufs
Et pourquoi l'araignée, en exprimant sa moelle,
Protège ses petits d'un boursicot de toile.
Je sais quels yeux la biche arrête sur son faon,
Tellement notre esprit s'éclaire avec l'enfant ;
Je sais quels orgueils fous se cramponnent aux ventres,
Dans les nids, les sillons, les océans, les antres,
Quels sourds enfantements déchirent les terrains,
Quelles clameurs de sang s'élèvent des ravins.
Nous avons le regard des chattes en gésine
Quand le flux maternel nous gonfle la poitrine,
Quand l'embryon mutin bouge dans son étui
Comme un nouveau soleil sur qui pèse la nuit.
Nos seins lourds et féconds comme la grappe mûre
Offrent leur doux breuvage à toute la nature
Et notre obscur penchant voudrait verser son lait
À l'abeille, à la fleur, au ver, à l'agnelet.
Plaine grosse de sève et d'ardeurs printanières,
Écume salivant le désir des rivières,
Prunier croulant de miel, pesantes fenaisons,
Geste courbe et puissant des vertes frondaisons,
J'épouse la santé de votre âme charnelle
À présent que je vais forte comme Cybèle,
Que je suis le figuier qui pousse ses figons,
Qu'ayant connu l'essor hésitant du bourgeon
Et déployé la fleur où la guêpe vient boire,
Je m'achemine au fruit dans l'ampleur de sa gloire.
Le monde n'a plus rien de trop profond pour moi,
J'ai démêlé le sens des heures et des mois,
Et ma main qui s'arrête aux fentes des murailles
Sent dans le flanc du roc palpiter des entrailles.
Je n'aurais pas voulu, desséchant sur mon pied,
Être l'arbre stérile au tronc atrophié
Où l'abeille maçonne aurait creusé sa chambre,
Où quelque cep noueux gonflant sa grappe d'ambre
Aurait mis sur ma branche un air pâlot d'été
Sans que je participe à sa divinité.
Comme la riche nuit entre ses légers voiles
Voit dans son tablier affluer les étoiles,
Comme le long ruisseau abondant de poissons,
Je brasse en épis drus les humaines moissons.
Hommes, vous êtes tous mes fils, hommes, vous êtes
La chair que j'ai pétrie autour de vos squelettes.
Je sais les plis secrets de vos coeurs, votre front
Cherche pour y dormir mon auguste giron,
Et ma main pour flatter vos douleurs éternelles
Contient tous les nectars des sources maternelles.
Voilà que je me sens... - Cécile SAUVAGE (1883-1927)
Amy remplis mon verre
Encore un et je vas
Encore un et je vais
Non je ne pleure pas
Je chante et je suis gai
Mais j'ai mal d'être moi
Amy remplis mon verre
Amy remplis mon verre
Buvons à ta santé
Toi qui sais si bien dire
Que tout peut s'arranger
Qu'elle va revenir
Tant pis si tu es menteur
Tavernier sans tendresse
Je serai saoul dans une heure
Je serai sans tristesse
Buvons à la santé
Des amys et des rires
Que je vais retrouver
Qui vont me revenir
Tant pis si ces seigneurs
Me laissent à terre
Je serai saoul dans une heure
Je serai sans colère
Amy remplis mon verre
Encore un et je vas
Encore un et je vais
Non je ne pleure pas
Je chante et je suis gai
Mais j'ai mal d'être moi
Amy remplis mon verre
Amy remplis mon verre
Buvons à ma santé
Que l'on boive avec moi
Que l'on vienne danser
Qu'on partage ma joie
Tant pis si les danseurs
Me laissent sous la lune
Je serai saoul dans une heure
Je serai sans rancune
Buvons aux jeunes filles
Qu'il me reste à aimer
Buvons déjà aux filles
Que je vais faire pleurer
Et tant pis pour les fleurs
Qu'elles me refuseront
Je serai saoul dans une heure
Je serai sans passion
Amy remplis mon verre
Encore un et je vas
Encore un et je vais
Non je ne pleure pas
Je chante et je suis gai
Mais j'ai mal d'être moi
Amy remplis mon verre
Amy remplis mon verre
Buvons à la putain
Qui m'a tordu le cœur
Buvons à plein chagrin
Buvons à pleines pleurs
Et tant pis pour les pleurs
Qui me pleuvent ce soir
Je serai saoul dans une heure
Je serai sans mémoire
Buvons nuit après nuit
Puisque je serai trop laid
Pour la moindre Sylvie
Pour le moindre regret
Buvons puisqu'il est l'heure
Buvons rien que pour boire
Je serai bien dans une heure
Je serai sans espoir
Amy remplis mon verre
Encore un et je vas
Encore un et je vais
Non je ne pleure pas
Je chante et je suis gai
Tout s'arrange déjà
Amy remplis mon verre
Amy remplis mon verre
Amy remplis mon verre...
[L'ivrogne - Jacques Brel]