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1 mars 2012 4 01 /03 /mars /2012 06:34

Lui, notre colonel, savait peut-être pourquoi ces deux gens-là tiraient, les
Allemands aussi peut-être qu'ils savaient, mais moi, vraiment, je savais
pas. Aussi loin que je cherchais dans ma mémoire, je ne leur avais rien
fait aux Allemands. J'avais toujours été bien aimable et bien poli avec
eux. Je les connaissais un peu les Allemands, j'avais même été à l'école
l'école chez eux, étant petit, eux environs de Hanovre Hambourg. J'avais
parlé leur langue. C'était alors une masse de petits crétins gueulards avec
des yeux pâles et furtifs comme ceux des loups; on allait toucher ensemble
les filles aprés l'école dans les bois d'alentour, et on tirait aussi à l'arbaléte
et au pistolet qu'on achetait même quatre marks. On buvait de la bière
sucrée. Mais de la à nous tirer maintenant dans le coffret, sans même venir
nous parler d'abord et en plein milieu de la route, il y avait de la marge et
même un abîme. Trop de différence. La guerre en somme c'était tout ce qu'
on ne comprenait pas. Ça ne pouvait pas continuer. Il s'était donc passé
dans ces gens-la quelque chose d'extraordinaire ? Que je ne ressentais, moi,
pas du tout. J'avais pas dû m'en apercevoir... Mes sentiments toujours n'
avaient pas changé à leur égard. J'avais comme envie malgré tout d'es-
sayer de comprendre leur brutalité, mais plus encore j'avais envie de m'en
aller, énormément, absolument, tellement tout cela m'apparaissait soudain
comme l'effet d'une formidable erreur. « Dans une histoire pareille, il n'y a
rien à faire, il n'y a qu'à foutre le camp », que je me disais, après tout...
Au-dessus de nos têtes, à deux millimétres, à un millimètre peut-étre des
tempes, venaient vibrer l'un derriére l'autre ces longs fils d'acier tentants
que tracent les balles qui veulent vous tuer, dans l'air chaud d'été. Jamais
je ne m'étais senti aussi inutile parmi toutes ces balles et les lumieres de ce
soleil. Une immense, universelle moquerie. Je n'avais que vingt ans d'âge à
ce moment-là. Fermes désertes au loin, des églises vides et ouvertes, comme
si les paysans étaient partis de ces hameaux pour la journée, tous, pour
une fête à l'autre bout du canton, et qu'ils nous eussent laissé en confiance
tout ce qu'ils possédaient, leur campagne, les charrettes, brancards en l'air,
leurs champs, lenrs enclos, la route, les arbres et même les vaches, un chien
avec sa chaine, tout, quoi. Pour qu'on se trouve bien tranquilles à faire ce
qu'on voudrait pendant leur abscence. Ça avait l'air gentil de leur part.
« Tout de méme, s'ils n'étaient pas ailleurs! - que je me disais - s'il y avait
encore eu du monde par ici, on ne se serait sûrement pas conduits de cette
ignoble façon! Aussi mal! On aurait pas osé devant eux! » Mais, il n'y avait
plus personne pour nous surveiller! Plus que nous, comme des mariés qui
font des cochonneries quand tout le monde est parti...

On est puceau de l'Horreur comme on l'est de la volupté. Comment aurais-je
pu me douter moi de cette horreur en quittant la place Clichy ? Qui aurait
pu prévoir, avant d'entrer vraiment dans la guerre, tout ce que contenait
la sale âme héroïque et fainéante des hommes? A présent, j'étais pris dans
cette fuite en masse, vers le meurtre en commun, vers le feu... Ça venait des
profondeurs et c'était arrivé. Le colonel ne bronchait toujours pas, je le
regardais recevoir, sur le talus, des petites lettres du général qu'il déchirait
ensuite menu, les ayant lues sans hâte, entre les balles. Dans aucune d'elles,
il n'y avait donc l'ordre d'arrêter net cette abomination ? On ne lui disait
donc pas d'en haut qu'il y avait méprise ? Abominable erreur? Maldonne ?
Qu'on s'était trompé? Que c'était des manoeuvres pour rire qu'on avait
voulu faire, et pas des assassinats! Mais non! « Continuez, colonel, vous êtes
dans la bonne voie! » Voilà sans doute ce que lui écrivait le général des
Entrayes, de la division, notre chef a tous, dont il recevait une enveloppe
chaque cinq minutes, par un agent de liaison, que la peur rendait chaque
fois un peu plus vert et foireux. J'en aurais fait mon frère peureux de ce
garçon-là! Mais on n'avait pas le temps de fraterniser non plus. Donc pas
d'erreur ? Ce qu'on faisait à se tirer dessus, comme ça, sans même se voir,
n'était pas défendu! Cela faisait partie des choses qu'on peut faire sans
mériter une bonne engueulade. C'était même reconnu, encouragé sans
doute par les gens sérieux, comme le tirage au sort, les fiançailles, la
chasse à courre... Rien à dire. Je venais de découvrir d'un coup la guerre
tout entière. J'étais dépucelé...

 

Voyage au bout de la nuit, Louis-Ferdinand Céline

 

14090997

 

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